Versus:
Maja Solveig Kjelstrup RATKJE est capable de tout! Vocaliste, elle exploite au maximum tous les registres de la voix, du murmure au cri, en passant par le chant et tous les sons possibles et imaginables. Improvisatrice insatiable, elle promène son laptop de festival en festival pour mixer et traiter sa voix en temps réel. Compositrice, elle a reçu le prix “Ars Electronica” pour “Voice” mais elle écrit aussi pour des instruments de facture classique bien que dans un contexte résolument contemporain et institutionnel (“Ghosts”), et a même écrit un opéra dans lequel elle joue le premier rôle. Bien que son actualité soit centrée sur le duo “Fe-mail” et sa collaboration avec le Hollandais Jaap BLONK, notre entretien a eu pour déclencheur son album “Voice”, sorti en 2003, dans lequel elle explore sa voix avec le duo JAZZKAMER.
Peux-tu nous parler de ton actualité?
Actuellement, je tourne beaucoup, principalement en Europe pour les festivals. Au cours des derniers mois, j‚ai joué à Oslo, Amsterdam, ürhus, Bruxelles, Wels (en Autriche), Trondheim, Stuttgart, Londres, Göteborg, Bratislava et Ljubljana. J‚ai joué récemment aussi bien en solo qu‚avec SPUNK, Fe-mail et Jaap Blonk. Mon premier opéra, “no title performance and sparkling water”, a été joué pour la première fois au festival “Ultima” à Oslo. C‚était l‚aboutissement de trois ans de travail. Et je compte bientôt commencer à enregistrer de nouvelles choses, en collaboration et en solo.
A quoi ressemblent tes concerts: est-ce principalement orienté sur l‚improvisation ou présentes-tu des compositions? Quel type d‚équipement utilises-tu? Vois-tu tes concerts comme une vocaliste, une artiste électronique ou un peu des deux?
Ca change tout le temps, mais les dernières années, j‚ai beaucoup utilisé l‚électronique. Mais j‚ai quand même besoin d‚un aspect physique quand je joue. J‚ai besoin de vrais instruments, par exemple de boutons à tourner sur les équipements électroniques. Comme ma voix a été mon principal instrument durant les neuf dernières années, elle est naturellement au centre de mes concerts. Mes concerts solo sont donc une combinaison de matière préparée, de quelques compositions et de beaucoup d‚improvisations libres.
Ta carrière professionnelle a démarré il y a dix ans, mais tu dis que ta voix a été ton instrument principal les neuf dernières années. Cela veut-il dire que tu as commencé en tant qu‚instrumentiste? Si oui, quand et comment est-tu passée à la voix?
J‚ai toujours joué de la musique, j‚ai commencé par le violon à l‚age de 5 ans, puis plus tard j‚ai joué du piano et des claviers tout en chantant, je jouais de tout, du classique, de la country surréaliste dans un groupe, des groupes de jazz et des comédies musicales! Mais tout ça, c‚était avant que je décide de vivre de la musique, c’était juste par plaisir. Maintenant, c‚est toujours un plaisir mais il y a d‚autres aspects… La musique est toute ma vie, et je travaille tout le temps. Il y a dix ans, mon instrument principal était le piano, mais tout a changé quand j‚ai découvert les possibilités de l‚improvisation vocale. Par contre, je n‚ai jamais étudié la voix de façon traditionnelle.
C‚est clair que dans “Voice” tu n‚utilises pas ta voix de façon traditionnelle, mais on peut entendre parfois que tu peux chanter comme n‚importe quelle chanteuse de jazz – ta voix me fait penser à celle de Suzanne Abbuehl – Est-ce que tu travailles pour avoir ce résultat? Et pour les autres sons et la puissance fantastique de tes cris, prends-tu soin de ta voix ou la laisses-tu s‚abimer, vieillir au fil des années comme n‚importe quel instrument?
Je ne m‚entraine pas comme une chanteuse, mais j‚ai toujours chanté. Et depuis mon enfance j‚ai toujours aimé copier les sons que j‚entendais, les sons de la nature ou des machines. J‚ai toujours été fascinée par les sons, et je ne vois pas de limite entre les sons et la musique. Ce qui a beaucoup compté pour moi, c‚est d‚avoir utilisé ma voix avec SPUNK au cours des huit dernières annèes, puisque l‚approche du groupe c‚est de chercher les sons les plus personnels possibles et de communiquer via l‚improvisation sans se préoccuper de ce qui est correct et de ce qui va ou ne va pas. Tout est permis, et ça devrait d‚ailleurs être tout le temps comme ça. C‚est vraiment de l‚anarchie musicale! De cette façon j‚ai poussé ma voix aux limites, et maintenant je suis à l‚aise pour l‚utiliser dans toutes ses expressions. Mais je ne fais rien qui puisse abimer ma voix. Tout est dans un entrainement qui te permet d‚atteindre toujours de nouveaux niveaux d‚expression. Ensuite, tout vient naturellement en explorant la musique que j‚aime.
Pourquoi as-tu attendu toutes ces années avant de sortir un album sous ton nom dédié à la voix? Et pourquoi ne pas avoir présenté ce disque comme une collaboration entre Jazzkammer et toi?
L‚idée de sortir un album dédié à ma voix a germé quand je m‚en suis sentie capable, il y a trois ou quatre ans. Il a fallu longtemps pour obtenir un produit fini. J‚ai commencé les concerts solo, voix et électronique, en 2000, le tout premier a eu lieu dans une toute petite salle à Tokyo à la fin de l‚été 2000. Ca m‚a pris longtemps pour être à l‚aise dans l‚improvisation libre, et grace au travail avec SPUNK, qui portait sur cet aspect, j‚ai petit à petit commencé à la maitriser ce qui m‚a permis de l‚envisager en solo. Je connais Lasse et John de Jazzkammer depuis pas mal de temps maintenant, mais nous n‚avons commencé à travailler sur “Voice” qu‚en 2000. Je voulais travailler avec eux car ils ont une approche de la musique différente des musiciens „académiques‰ mais en même temps ils ont un grand sens du raffinement et du détail dans leur travail du son. C‚est après avoir fait un remix de Jazzkammer pour l‚album “Rolex”sur lequel j‚ai ajouté ma voix, avec beaucoup de cris et d‚autres sons bizarres, que j‚ai réalisé qu‚il y avait un vrai potentiel dans une collaboration avec eux. Et quand je leur ai demandé s‚ils voulaient faire un album avec moi, basé seulement sur ma voix, ils ont été tout de suite d‚accord. Le projet était clair, il s‚agissait de travailler en vue de la sortie d‚un album, pas de travailler en vue d‚un live, et donc l‚album a été vraiment composé, ce n‚était pas comme avec SPUNK où tout est de l‚improvisation pure. Ils m‚ont confié beaucoup de matière que j‚ai mis un an à éditer, et à arranger pour en faire les “chansons” de l‚album. Rune Grammofon et Jazzkammer ont pensé qu‚il valait mieux ne mettre que mon nom sur la pochette. Si tu compares avec Shanaia Twain ou Britney Spears, elles non plus ne mettent pas le nom de leurs collaborateurs sur la pochette, mais je ne dis pas ça pour mésestimer la contribution de Jazzkammer! Comme tu peux le voir sur mon site, sous la rubrique “selected recordings”, j‚ai mis “par Maja Ratkje et Jazzkammer” .Nous travaillons actuellement à la mise en place d‚un set live, Jazzkammer, l‚artiste vidéo HC Gilje et moi, nous avons fait un concert dans le cadre de “Ars electronica” cet automne avec cette configuration et ça a bien fonctionné. Je réessaierai de trouver d‚autres dates pour cette formation dans le futur.
Je déduis de ce que tu as dit que vous avez travaillé de la façon suivante: tu leur as fait passer divers enregistrements de voix, ils les ont traités et tu les as édités seule, sans leur aide pour construire les morceaux finaux. Est-ce que ça veut dire que vous avez travaillé par transferts de fichiers et que vous ne vous êtes pas rencontrés physiquement?
La réponse à cette question n‚est pas simple. Dans un premier temps, nous nous sommes vus tous les trois pour enregistrer ma voix. Nous avons utilisé plusieurs équipements et plusieurs endroits, comme c‚est noté sur la pochette. Certains des titres de l‚album, comme “trio”, ont été vraiment joués à trois, un tout petit peu édités mais globalement on retrouve sur le disque ce qu‚on a joué à trois en temps réel. J‚avais enregistré quelques courtes parties de voix avec un micro vraiment très bon marché sur deux mauvais samplers qui étaient joués par les deux garçons, et j‚ai improvisé par dessus tout ça avec le même micro pourri. On a juste rajouté un peu de distorsion quand le cri démarre, sinon tout a été improvisé dans le studio de John à Bergen, tout simplement. J‚ai aussi travaillé séparément avec John et Lasse en deux occasions pour enregistrer ma voix et travailler. On avait une telle quantité de matière! C‚est difficile de décrire précisément le processus, à part que j‚étais personnellement responsable de créer le produit fini. En fait, tout ça n‚est pas très important, ce qui compte c‚est la musique.
A propos de la “matière première”, est-ce que tout a été enregistré spécifiquement pour ce disque ou t‚es-tu servie de choses que tu avais gardées sans but précis?
La plupart du matériel provient d‚improvisations, mais un gros travail de composition a été fait a posteriori, comme l‚ajout de textes, la composition de chansons etc… La progression harmonique de la partie principale du titre “Voice” a été faite par John à partir de samples de voix enregistrés dans un mausolée avec beaucoup de réverbe naturelle. Les sons de l‚intro ont été assemblés par Lasse, et j‚ai fait les mélodies de voix sans réverbe par dessus…
Quels sont les chanteurs qui t‚ont influencée ou que tu apprécies particulièrement?
Je n‚écoute pas beaucoup les autres chanteurs pour m‚inspirer dans mon travail, bien qu‚il y ait beaucoup de grands chanteurs! La première fois que j‚ai été vraiment inspirée par un autre chanteur, c‚est lorsque j‚ai entendu Jaap Blonk pour la première fois, il y a deux ans et demi. Je ne le connaissais pas, mais comme j‚avais le sentiment qu‚on avait beaucoup en commun, il était naturel d‚essayer de le contacter. Aujourd‚hui nous jouons ensemble, nous avons fait beaucoup de concerts tous les deux et un cd est sorti en mars.
Et qui sont tes musiciens favoris?
J‚aime beaucoup de choses! J‚aime vraiment beaucoup la musique de Xenakis et Scelsi, et je suis aussi inspirée par Stockhausen, les futuristes, Varèse, le free jazz des débuts comme Albert Ayler, Tom Waits, ou même du tango! Il y a aussi des gourous noise comme Merzbow, Otomo Yoshihide, un musicien fantastique… La scène japonaise m‚a pas mal influencée, et j‚ai aussi écouté beaucoup de musique traditionnelle japonaise. Mais je n‚ai jamais eu de “héros”, je n‚ai jamais mis de posters sur mes murs. Je trouve plus d‚inspiration dans la vie quotidienne et dans les rencontres avec les gens. J‚ai la chance de voyager beaucoup, et je vois le monde sous tellement de facettes différentes, j‚essaye de ne pas réduire mes voyages à l‚aspect professionnel. J‚essaie de ne pas être une “nerd” de la musique à l‚esprit étroit.
Parmi cette liste il n‚y a aucun musicien norvégien ou même scandinave. Je pensais que tu citerais Kaija Saariaho ou Einojuani Rautavaara, et peut-être des gens de la scène électro-jazz improvisée comme Supersilent… Est-ce qu‚il y a une scène scandinave? Et pourquoi la Norvège, qui n‚est pas très peuplée, présente tant de gens de talent internationalement reconnus? Est-ce que ça a à voir avec une politique d‚Etat (des bourses, des endroits pour jouer), une tradition ou autre chose?
J‚ai rencontré K. Saariaho deux fois, c‚est quelqu‚un que j‚aime beaucoup. J‚ai remarqué que vu de l‚étranger, les scandinaves sont vus comme une grande famille qui est toujours unie, ensemble, mais en fait la scène Nordique est principalement active en dehors des pays nordiques car chez nous la scène n‚est pas assez développée. Il y a beaucoup de différences d‚un pays à l‚autre, et en fait je ne peux parler que de ce que je connais vraiment. A Oslo, nous avons un super club qui s‚appelle “BLÅ”, qui a fait beaucoup pour connecter des gens d‚horizons différents. Il y a beaucoup de musiciens exceptionnels qui sortent de Norvège en ce moment,
mais ce n‚est pas facile de dire à quoi c‚est dû. C‚est peut-être parce que les gens de ma génération cherchent de nouveaux moyens de communication, entre eux et avec le public… Ils cherchent de nouveaux moyens d‚expression et de nouvelles façons d‚aller rencontrer le public. Personne ne s‚étonne si des gens de différents horizons collaborent. C‚est même vraiment naturel. C‚est peut-être parce que la scène est très petite que tout le monde se rencontre et travaille ensemble, je ne sais pas… et c‚est vrai qu‚en ce qui concerne la façon d‚entrer en contact avec le public, il y a encore beaucoup à faire. Avec SPUNK, mon groupe d‚improvisation, nous avons essayé de rendre cette rencontre différente, par des concerts dans des sites tels qu‚une vieille brasserie, une bibliothèque, un centre commercial, un mausolée, des caves, une usine etc…. des endroits qui ne sont pas faits pour y donner des concerts.
Un des grands problèmes qu‚on rencontre en France est que le public ne se renouvelle pas. J‚ai le sentiment qu‚on joue tous pour des musiciens et que ça ne devrait pas être comme ça. Est-ce que le fait d‚amener la musique dans des lieux différents vous permet d‚éviter cet écueil ou est-ce juste une façon de rencontrer ailleurs les mêmes gens?
Je n‚ai pas ce problème. Je voyage tellement et je joue dans tellement d‚endroits différents, dans des salles rock et dans des clubs de jazz, des festivals… Je rencontre des gens différents tout le temps. C‚est l‚avantage de jouer une musique si difficile à catégoriser.
Pour finir, peux-tu me dire quelles sont les différences entre SPUNK et Fe-mail, et pourquoi tu as décidé de monter ce duo?
Fe-mail est un duo noise-électronique et SPUNK est acoustique-électronique. SPUNK a démarré comme un groupe de musique acoustique amplifiée improvisée. Depuis 1999 nous y intégrons de plus en plus d‚électronique, surtout Hild et moi. Comme la part d‚électronique augmentait, Hild et moi avons senti la nécessité de créer un duo pour explorer pleinement cette voie puisque SPUNK reste fondamentalement un groupe acoustique. Ce sont deux groupes très différents, mais l‚idée principale est la même: l‚improvisation, et la recherche constante de nouveaux sons. Nous avons fait des concerts communs qui se sont très bien passés…