Maja S. K. Ratkje bouscule l’avant-garde avec le grandiose Crepuscular Hour (FR)

The Drone:

Ecoute et survol de l’album, dispo sur Rune Grammofon.

21.04.2016, par Olivier Lamm

crepuscularlassePréparez-vous à quelque chose de violent. Je ne parle pas de la musique que vous allez entendre – même si elle n’est pas dénuée de fureur et d’intensité – mais de ce qui risque de survenir dans l’intimité de vos méninges quelque part entre la douzième et la quartozième minute de l’écoute de la pièce de musique ci-dessous (surtout si vous tentez le coup dans le noir ou les yeux fermés) : quelque chose comme la “Stargate Sequence” de 2001 moins les visions ébahissantes de Douglas Trumbull, mais avec un gros bol d’anxiété taillée pour notre époque entre les lignes (vocales) et les parpaings de bruit électronique en bonus.

Sortie du bois de la musique improvisée au milieu de la décennie dernière pour son travail de vocaliste de l’extrême avec le quatuor Spunk ou en solo dans des disques effroyables d’étrangeté, Maja Solveig Kjelstrup Ratkje s’est d’abord distinguée comme l’héritière la plus originale des grands acrobates de cordes vocales de la musique contemporaine ou d’ailleurs (les Cathy Berberian, Jaap Blonk, Mike Patton, Phil Minton ou Ghédalia Tazartès). En 2012, le réalisateur allemand Ingo Biermann lui consacrait un portrait documentaire titré Voice, où cette Norvégienne née aux confins du cercle polaire, à Tromsø, étalait dans les grandes largeurs intimes son singulier art vocal lyrique et furibard.

Au fur et à mesure des disques et des créations, Maja Ratkje s’est ensuite révélée bien plus qu’une performeuse hors-pairs : une compositrice de musique expérimentale passionnante de maîtrise et de sang-froid face au poids immense d’un siècle de traditions avant-gardistes accumulées, aussi pertinente dans la musique électronique que la composition pour choeurs ou orchestre.

Crepuscular Hour, dont un premier enregistrement vient de paraître sur l’emblématique label norvégien Rune Grammofon, est sa pièce la plus ambitieuse à ce jour. Composée pour trois choeurs, trois duos de musiciens harsh noise (parmi lesquels l’insubmersible Lasse Marhaug avec qui elle a longuement collaboré dans Jazkamer) et un orgue d’église, cette symphonie dantesque inspirée par les premiers temps du Christianisme est spécifiquement conçue pour être jouée dans des cathédrales ou de vastes espaces clos équivalents.

A rebours des musiques néo-sacrées des néo-mystiques Arvo Pärt, John Tavener ou Krzysztof Penderecki, son ambition spirituelle et musicale est des plus ambigüe, à la limite de l’attentatoire ou du sacrilège. Développant sur plus de soixante minutes un syncrétisme sombre qui doit autant aux maîtres de l’après-tonalité Ligeti, Grisey, Scelsi ou Lachenmann qu’aux recherches de Mika Vaino (Pan Sonic) ou Sunn O))) au coeur du son électronique, Crepuscular Hour tire surtout son livret de la Bibliothèque de Nag Hammadi, ensemble de treize codex du IVe siècle découverts en Egypte en 1945 et désormais reconnu comme un trésor de la littérature gnostique.

Pour rappel, le Gnosticisme est le principal courant spirituel alternatif à avoir émergé en marge de la montée en puissance du Christianisme autour du bassin méditerranéen entre le 1er et le 4ème siècle, et son argument le plus drastique (et emblématique) est la croyance en un faux Dieu (le Démiurge) qui aurait créé le monde matériel pour nous empêcher d’accéder à la réalité (si ça vous rappelle le scénario de Matrix, c’est normal, les Wachowski sont des grandes lecteurs de textes gnostiques).

On en sait trop peu pour l’instant sur le lien entre ces textes et la thématique des rayons crépusculaires qui donne son titre à l’oeuvre et guide la musique et sa mise en scène (tout un dispositif de lumières est supposé accompagner les performances de la pièce in situ) ; on se souvient tout de même que les rayons crépusculaires, autrement appelés “échelles de Jacob“, sont utilisés depuis la nuit des temps de la représentation religieuse comme le signe d’une présence divine par-delà les cieux et les nuages.

Crepuscular Hour est disponible sur Rune Grammofon en double LP luxueux, accompagné d’un DVD du film de la performance filmé au Huddersfield Contemporary Music Festival en 2012.

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