River Mouth Echoes reviewed by Millefeuille (FR)

Maja Solveig Kjelstrup Ratkje est comme son nom l’indique Norvégienne. Compositrice et musicienne à part entière, elle est pourtant plutôt reconnue pour ses nombreuses collaborations, son travail au sein des collectifs SPUNK ou Fe-mail, et comme vocaliste de l’extrême – ainsi de l’album Voice, sur lequel elle propulse à des niveaux rarement atteints les possibilités hystériques et déflagrantes de la voix humaine.

En rassemblant des compositions écrites sur près de dix ans, Tzadik ouvre une heureuse perspective sur la diversité créatrice d’une artiste particulièrement radicale et féconde.

River Mouth Echoes offre simultanément une très grande cohérence artistique et une diversité de moyens exemplaire. Cohérence, parce que l’on entend repris par des instruments des gimmicks vocaux de Maja Ratkje, parce que le souci du spectre sonore est constant d’oeuvre en oeuvre, et enfin parce que la radicalité du propos n’exclut jamais une sensibilité qui ménage bien des passerelles à l’écoute.

Wintergarden, extrait d’une bande-son créée pour un film, est une pièce où la voix domine : chantée, parlée, avec des choeurs, des onomatopées, des cris, des murmures, des feulements. Elle est à ce titre très représentative du travail vocal de Maja Ratkje. On retrouve comme chez Meredith Monk une alternance de moments émouvants, touchants, délicats, et de déflagrations à vider les salles au pas de course.

Ox, pièce écrite pour stridence électronique et saxophone, place d’emblée la barre très haut en matière d’exigence. Et explique aussi une des difficultés particulière pour la compositrice : elle est, comme dans le cas de Wintergarden, une interprète quasi obligée de ses oeuvres. Maja Ratkje diffuse ici un sifflement crépité oscillant à la limite du supportable et redessinant en direct le son du saxophone. On est là en pleine noise, dans le droit fil des compositions d’un Lasse Marhaug, avec néanmoins une sensibilité particulière dans l’écriture qui fait que cette musique se révèle moins brute, brutale et frontale. La difficulté de cette composition, qui se positionne volontairement à la frontière de l’écoutable, n’est pas une morgue, elle est une audace et un pas à franchir. C’est un point délicat à expliquer, mais il faut insister : Ox n’est pas une création qui sert à chasser les infidèles lors des réunions sectaires, Ox est une composition qui s’inscrit dans un territoire plutôt âpre, la noise, et choisit simplement d’en pousser la logique jusqu’à ses termes extrêmes – pour ce faire, Maja Ratkje emploie un vocabulaire qui n’exclut pas des éléments comme le plaisir ou une certaine sensualité. Ox n’est pas une oeuvre interdite, réservée aux happy few. Ox est une oeuvre ouverte à qui veut s’en donner la peine. Sous réserve que la noise soit une avant-garde, s’y inscrire de cette façon est pour un artiste un choix sacrément audacieux et qui fera clabauder les gardiens du temple.

Deux pièces de musique de chambre sont chacune dédiées à des formations très inhabituelles : Essential extensions, pour accordéon, saxophone alto et contrebasse ; River Mouth Echoes, pour un quatuor de violes de gambe, instrument qui précède le violon et est plutôt associé au baroque qu’à la musique contemporaine – il donne pourtant ici une démonstration éclatante de la complexité et de la richesse de son spectre sonore, systématiquement parcouru. L’exploration de la texture et l’écriture fractale dans cette texture sont des marques constantes des six pièces proposées.

Avec Waves IIB, Maja Ratkje démontre sa capacité à écrire en utilisant toute la couleur de l’orchestre, tirant en particulier un très riche usage de ses rythmiques. Les dissonances explosent côte à côte, sans se chevaucher – le chaos garde une précision et une netteté de cataclysme apaisé. Des aigus tintent dans un ronflement qui enfle et s’assèche d’un coup.

Sinus Seduction (Moods Two) conclut le disque sur le même territoire qu’Ox : Maja Ratkje contrôlant électroniquement le son du saxophone ; la pièce est plus ancienne et plus délicate, moins rageusement bruitiste. La dimension de jeu en duo plus affirmée, avec des moments libres au saxophone et des contrepoints cristallins pour les sons enregistrés.

A la croisée de la musique contemporaine, de l’improvisation, de l’électronique, de l’avant-garde, River Mouth Echoes est certainement une de ces sommes auxquelles il vaut la peine d’aller se confronter. Comme nombre des grandes oeuvres, elle possède plusieurs portes, et si l’on peut caler devant une pièce, il y a suffisamment d’options et de parcours pour reprendre plus loin, revenir en arrière. Le XXIe siècle n’a pas fini de nous épater.

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